La passion

La passion. C’était à prévoir. Michel Dautrand se persuade qu’il est fou de moi et veut absolument m’emmener avec lui au Zimbabwe où on lui offre une chance de renflouer sa société dans des conditions exceptionnelles. Des mines nouvelles sont en exploitation là-bas. Il partira de toute façon. Si c’est avec moi, ce sera le bonheur, sa vie se reconstruira. Si c’est sans moi, ce sera l’ensevelissement dans l’oubli et dans la profondeur de l’Afrique : il descendra au fond des mines pour ne plus en remonter, il se noiera dans le travail comme dans l’alcool.

C’est ce qu’il me dit en lapant son whisky pur malt. Je suis à demi nue, à côté de lui, sur le divan, il me caresse l’épaule et essaie de temps en temps de me faire absorber quelques gouttes de la précieuse boisson : il me suffit de humer, je préfère l’odeur au goût. Je n’ai pas tenu les engagements que je m’étais faits à moi-même, je le sais bien. J’ai recédé, recouché. Mais c’est moins par faiblesse qu’en considération de ce départ en Afrique. Je crois qu’il mettra vraiment le projet à exécution. Il n’a pas vraiment le choix, je pense. Il disparaîtra donc tôt ou tard de mon horizon. Sa passion s’éteindra, comme toutes les passions. Je peux donc maintenir encore quelque temps ce petit lien plaisant qui m’unit à lui. Nous y trouvons, je crois, bénéfice l’un et l’autre. Il a d’ailleurs la tête plus froide qu’il ne veut le laisser croire. Il sait très bien que je ne viendrai pas en Afrique. En ce moment, il fait tout pourtant pour me convaincre. Ses affaires marcheront. L’argent coulera à flots. J’aurai une résidence fastueuse. Des boys autant que j’en voudrai. Les charmes discrets de la colonisation se reconstitueront pour moi, mais dans le cadre honnête de la coopération et de la libre entreprise modernes. Je serai aimée, parée, comblée, fêtée. Je serai heureuse. Beaucoup plus heureuse que dans une situation de paumée, dans une ville de débiles avec un mari qui se fout complètement de moi.

Ici, je me rebiffe vivement. Je fais l’éloge de Philippe. Je lui dis que jamais je n’ai eu la plus petite idée de le quitter, qu’il vaut, à mon avis, mille fois un P.-D.G. de son espèce. Je lui demande de se tenir cela pour dit. Il ne semble pas comprendre. Il a l’air tout à fait désemparé. Je crois que par moments il me hait.

Il me faut profiter de ces moments-là pour le ramener à la lecture. Ma relation avec lui n’a nullement fait passer au second plan mes soucis pédagogiques. Bien au contraire. Elle est une manière de pédagogie. S’il veut faire l’amour avec moi, il faut qu’il accepte d’abord de lire. Pas nécessairement de m’entendre. De lire lui-même, de sa bouche, de sa voix, si cela lui convient mieux. L’essentiel est qu’il perfectionne cette éducation dont il a prétendu lui-même avoir tant besoin dans sa vie mondaine. Ainsi aurai-je rempli mon contrat et serai-je payée de ma peine amoureuse. Qui, par chance, est une joie amoureuse. Il semble comprendre cela, se plier. Chaque fois qu’il veut obtenir de moi une faveur précise, il faut que la lecture y ait sa part, préliminairement. Par exemple, il lui arrive de se livrer à l’égarement d’embrasser mes fesses avec une frénésie cannibale. Je lui impose auparavant d’y appuyer, comme sur un pupitre, un livre qu’il doit lire à haute voix pendant au moins quelques minutes. Je suis en ce moment étendue nue sur le ventre, sur le tapis du grand salon, près du feu allumé dans la cheminée, le livre est où je l’ai dit, Michel est allongé les bras croisés sur mes cuisses, le menton relevé, la nuque dressée, et il lit avec application. Le texte que j’ai choisi, persuadée que nous ne pouvions pas toujours rester dans les modernes et que la culture d’un P.-D.G. devait s’ouvrir à l’antique et aux méditations humanistes sur les hasards de la fortune, est une lettre de l’Arétin au pape Clément VII :

« La Fortune, Seigneur, a beau régir les destinées humaines, de telle manière que, si prévoyants qu’ils soient, les hommes ne peuvent rien contre elle, néanmoins, elle perd son autorité dès que Dieu y veut mettre la main. Qui tombe de si haut que Votre Sainteté doit se tourner vers Jésus avec des prières et non contre le destin avec des plaintes. Il était nécessaire que le vicaire du Christ payât, par la souffrance de ses misères, les dettes des erreurs des autres ; et la justice avec laquelle le Ciel châtie les fautes n’aurait pas été clairement signifiée à tout le monde, si votre prison n’en portait témoignage. Ainsi consolez-vous de vos afflictions, considérant que c’est par la volonté de Dieu que vous êtes à la merci de César et que vous pouvez éprouver d’un seul coup la miséricorde divine et la clémence humaine. Si pour un prince toujours fort, toujours prudent, toujours préparé aux injures du destin, quand il a tout fait pour parer ses coups, c’est un honneur de supporter calmement tous les malheurs que l’adversité veut qu’il supporte, quelle gloire sera la vôtre si, ceint de patience, après avoir surpassé ce prince en habileté, fermeté et en sagesse, vous souffrez ce que la volonté de Dieu vous impose… »